Chapitre 3
Hiro aimait chanter et jouer au basketball. Lorsqu’il était à l’école, il entendait chaque après-midi le bruit que faisait un ballon de basket dehors, et il ne pensait qu’à aller jouer. Ce bruit semblait d’ailleurs devenir de plus en plus fort au fur et à mesure que l’on approchait de la fin de l’école. A la sortie, il se précipitait chez lui pour prendre son ballon de basket. A treize ans, il se joignit à l’équipe de basket de l’église mormone toujours connue sous le nom de SDJ, qui signifie Saint des Derniers Jours. Il était le plus jeune joueur de l’équipe. Il devint très bon pour tirer dans la zone des trois points, et fut la première personne à Tahiti à faire des tirs de ballon en suspension. A plusieurs reprises il fut choisi pour faire partie de l’équipe Tahitienne de basket.
Un fois, alors qu’Hiro avait environ 14 ans, , il était en chemin pour aller disputer un match de basket. Il était tard et il se dépêchait d’aller à la chapelle d’où il espérait se rendre en voiture avec l’équipe. Il les manqua de peu et se dirigea donc en mobylette vers le stade. En chemin, il rencontra un ami, Tahakura Tahauri, qui vit à présent à Covina, en Californie. Lui aussi était en retard. La nuit commençait à tomber et la lumière de Tahakura ne fonctionnait pas. Ils conduisaient chacun leur engin à fond, l’un à côté de l’autre. Ils passèrent devant un gendarme qui se tenait dans un coin à l’ombre. Il apparut soudain devant eux et leur cria de s’arrêter. Hiro savait qu’il était interdit par la loi de conduire des deux-roues côte à côte, mais ils étaient en retard pour participer à un match très important. Pris de panique, ils ne s’arrêtèrent pas. Le gendarme leur courut après en leur criant de s’arrêter. Hiro portait le maillot de son équipe avec écrit dessus « SDJ », et le gendarme sut exactement où aller. Entre temps, les deux garçons se séparèrent et Tahakura prit une autre direction. Hiro arriva juste à temps pour commencer le match. Le gendarme arriva là-dessus en courant jusqu’au stade, très en colère. Il arrêta Hiro et l’emmena au poste de police. Il voulait savoir qui était l’autre garçon, mais Hiro mentit et lui dit qu’il ne savait pas qui il était, ce qui mit le gendarme encore plus en colère. Le match commença donc sans lui et quand un de ses bons amis missionnaire, Tom Stone, entendit dire ce qui s’était passé, il alla au poste de police en se demandant pour quelle raison Hiro avait bien pu être arrêté. Il savait que Hiro n’était pas le genre de garçon à être impliqué dans quelque chose de grave. Au poste de police, personne ne savait pourquoi il avait été arrêté. Apparemment, le gendarme était parti sans dire à qui que ce soit ce qui s’était passé. Tom était ami avec le commissaire de police et il l’appela. Celui-ci descendit au poste de police, découvrit ce qui s’était passé et laissa Hiro partir. Quand ils arrivèrent sur le lieu du match, Hiro regarda dans les gradins et y vit Tahakura. Il était tout simplement rentré chez lui pour se changer de vêtement afin de ne pas être reconnu.
Hiro aimait tant jouer au basket qu’il essayait d’aller jouer même quand il était malade. Vers l’âge de 16 ou 17 ans il attrapa les oreillons. Il y avait un match très important pour le championnat. Il avait la fièvre et son cou était gonflé d’un côté. Il avait mal lorsqu’il se courbait et lorsqu’il courrait. Il se sentait vraiment mal, mais l’équipe comptait sur lui pour jouer, en particulier parce que ce match était très important. Il joua donc malgré tout. Ils gagnèrent le match et pour célébrer la victoire ils allèrent boire des sodas glacés. Hiro eut mal à la gorge lorsqu’il en but et ne se sentant pas bien, il rentra chez lui se coucher. Le lendemain, il y avait un grand repas pour honorer les joueurs. Hiro ne put y aller, incapable de sortir du lit. Après le repas, il était prévu de faire une photo de toute l’équipe. Ils allèrent tous chez Hiro pour le chercher afin de prendre une photo de l’équipe avec lui et le trophée.
Alors qu’il était âgé de quinze ans environ, il rencontra une jeune fille chinoise au cours d’une activité de jeunesse de l’église. Elle s’appelait Jacqueline Yune Tsao Thai. Le père de Jacqueline, Yong Tsing-Siang, était venu de Chine avec sa mère Ah Lane Lee après le décès de son père, Yong Fong-Siau. Il n’avait que quatorze ans à son arrivée à Tahiti. Ils étaient venus pour travailler dans la plantation d’Atimaono. Le prix de la traversée était élevé, et comme il était plutôt petit pour son âge, sa mère dit qu’il avait onze ans afin d’avoir un meilleur tarif. Comme il était jeune, on l’envoya à l’école. Il eut à affronter les moqueries et les brimades des autres enfants, en particulier des « demis » qui se croyaient supérieurs en raison de la prospérité de leurs familles. Etant petit, il lui était difficile de se défendre, et quand les autres menaçaient d’être violents, il se défendait en leur jetant du poivre à la figure. Il lui fallait apprendre une profession. Il récupérait des caisses en bois et essayait d’en faire quelque chose. Il finit par aller voir un menuisier et lui demanda de le prendre comme apprenti. Il devint donc menuisier, profession qu’il exerça jusqu’à la fin de sa vie.
Le grand-père maternel de Jacqueline vint aussi de Chine. Il laissa sa femme derrière lui, et comme il fallait énormément de temps pour pouvoir venir à Tahiti, en raison notamment des lenteurs administratives, de la durée de la traversée et des coûts, il prit une autre épouse, originaire de Rimatara, archipel des Australes, à quelques 800 kilomètres au sud de Tahiti. Elle lui donna trois filles [Nous ne sommes pas sûrs de ce qui est arrivé à cette femme, ou bien si c’est son épouse chinoise qui est la grand-mère de Jacqueline. Nous devrons faire des recherches à ce sujet.]. La mère de Jacqueline s’appelait Ah Lane Mou Chi-Sam.
Jacqueline avait 12 ou 13 ans lorsque sa sœur aînée se maria, laissant à Jacqueline le soin d’assumer les responsabilités familiales. Son père était souvent absent à la recherche de travail, construisant des maisons. Il avait un petit atelier chez lui où il construisait des meubles pour les vendre. Sa mère faisait de la couture. Elle montait des vêtements pour des sociétés qui pré découpaient des vêtements pour des modèles déjà dessinés. Jacqueline et ses sœurs aidaient leur mère en faufilant les poches et les ourlets. Ses parents étant très occupés, beaucoup de tâches ménagères lui incombaient, en particulier après le mariage de sa sœur aînée. Elle se levait tôt, vers 5 heures du matin pour démarrer le feu de bois et mettre de l’eau à bouillir. Elle allait ensuite au magasin ou au marché acheter de quoi manger pour la journée, puis revenait préparer le petit déjeuner pour la famille. Après quoi elle faisait le ménage dans la maison, nettoyait la cour et pouvait enfin se rendre à l’école.
Juanita Carver était la meilleure amie que Jacqueline avait à l’école. C’était une jeune fille américaine dont le père participait à la construction d’un bâtiment de l’Eglise Mormone dans le quartier de Fariipiti, à Papeete. Juanita et ses sœurs avaient des bicyclettes. La famille de Jacqueline étant trop démunie pour pouvoir s’en offrir, Jacqueline se rendait chez les Carver après avoir accompli ses tâches ménagères du matin et Juanita la prenait sur son vélo pour se rendre avec elle à l’école. A onze heures, elles retournaient chez elles à vélo pour déjeuner, Jacqueline terminant à pied le chemin de sa maison. Après déjeuner, elle retournait à pied chez les Carver où l’attendait une part de dessert que lui réservait madame Carver. De là elles repartaient vers l’école à bicyclette.
Les Carver participaient beaucoup aux activités de l’Eglise et ils invitaient souvent Jacqueline à les accompagner à des pique-niques, à des jeux et autres activités. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance de beaucoup de jeunes mormons. Et c’est là qu’elle rencontra Hiro pour la première fois. Le père de Jacqueline remarqua que sa fille passait beaucoup de temps avec les mormons et lui dit que ce n’était pas bien attendu qu’elle n’était pas de leur confession. Elle interpréta cette remarque comme signifiant que si elle voulait continuer à être avec ses amis, elle devait joindre leur église. Elle en parla à Juanita, qui demanda à son père ce qu’il fallait qu’elle fasse. Il dit qu’elle pouvait joindre l’Eglise si c’était là son désir, et le dimanche suivant, elle se fit baptiser. Elle ne connaissait rien des enseignements de l’Eglise, mais elle voulait être avec ses amis.
A cette époque, chinois et tahitiens avaient des préjugés les uns envers les autres. Le seul
endroit où Hiro et Jacqueline pouvaient être ensemble était la chapelle, que ce soit pour les
services religieux du dimanche ou pour d’autres activités. Ses
parents
à elle n’assistaient pas aux réunions de l’Eglise attendu qu’ils étaient catholiques.
Ce n’est qu’au bout d’un an qu’ils découvrirent qu’elle fréquentait un jeune tahitien, et virent
Hiro pour la première fois alors qu’il raccompagnait à pied Jacqueline jusque chez elle après une
réunion d’activité à la chapelle. Cela leur causa du souci et ils décidèrent de la marier à un
chinois plus âgé afin qu’elle ne fréquente plus Hiro. Elle alla lui en parler. Ils étaient
tristes et ne savaient pas quoi faire. Jacqueline pensait qu’après être mariée à ce chinois elle
pourrait s’enfuir et revenir vers Hiro. Elle n’aimait pas cet homme qui était vieux alors qu’elle
était si jeune. Hiro n’aimait pas cette idée et il lui dit que si elle épousait cet homme, il ne
la reprendrait pas. Jacqueline décida donc de rentrer chez elle dire à ses parents qu’elle ne
voulait pas épouser cet homme.
Il lui fallut beaucoup de courage car elle était très timide. Hiro l’avait suivie sans se faire
voir, car il savait que les parents de Jacqueline allaient probablement la jeter dehors. Il
attendit donc dehors et environ une demi-heure plus tard elle sortit de chez elle en pleurant,
ses bagages à la main. Ses parents l’avaient en effet chassée. Hiro la réconforta et décida de
l’amener chez lui. C’était la saison de récolte des nacres, et son père était donc dans les
Tuamotu.
En ce temps là, la famille d’Hiro vivait dans la vieille chapelle mormone d’Orovini. La chapelle était désaffectée et avait été divisée en chambres à louer. Des gens des îles y vivaient, principalement originaires des Tuamotus. C’était plein de monde et on y vivait très à l’étroit. Les murs n’atteignaient même pas le plafond, ce qui fait que l’on entendait tout ce qui se passait dans le bâtiment. Hiro vivait là avec ses proches parents et également sa famille élargie. Ils y vécurent un an jusqu’à ce qu’ils trouvent un bout de terre à Fautaua où construire leur maison.
Lorsqu’ils arrivèrent chez eux dans la vieille chapelle, Hiro expliqua à sa mère ce qui s’était passé. Elle lui dit immédiatement de ramener la jeune fille chez elle. Il lui dit que ses parents venaient de la chasser. Mais sa mère ne voulut rien savoir. Comme beaucoup de tahitiens, elle avait des préjugés contre les chinois. Hiro décida donc de partir.
Il se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire. Il était pris dans un dilemme. Il se sentait
responsable de la situation. Jacqueline avait refusé le mariage que ses parents voulaient lui
imposer et avait été chassée pour cela. Sa mère à lui n’en voulait pas non plus chez elle. Il ne
pouvait pas l’abandonner et la laisser se débrouiller. Il fit alors la seule chose à laquelle il
pouvait penser. Il avait un ami, Auguste, dont la mère avait une pension de famille. Il faisait
déjà presque nuit et Hiro avait besoin de trouver un endroit où rester. Il alla donc voir
Auguste et lui demanda si sa mère pouvait lui louer une chambre. Il lui raconta ce qui était
arrivé et Auguste alla parler à sa mère. Celle-ci éprouva de la compassion pour eux et leur
donna une petite chambre. A l’intérieur, il n’y avait pas de meuble. Ils avaient en tout et pour
tout un peue qu’ils avaient emprunté.
Cette nuit-là, pendant que Jacqueline dormait, Hiro
resta assis à réfléchir sur leur situation et sur les décisions à prendre. Il n’avait pas vraiment
prévu de fonder un foyer. Mais les circonstances étaient telles qu’il ne voyait pas vraiment ce
qu’il pourrait faire d’autre. Cependant ils ne pouvaient pas se marier car ils n’avaient pas
l’âge de la majorité. En effet, la loi prévoyait à l’époque que les deux conjoints aient au
moins 21 ans pour pouvoir être légalement mariés. Il comprenait bien que soutenir une
épouse était une grosse responsabilité. La seule chose qu’il pouvait et devait faire était de
trouver du travail pour subvenir aux besoins de sa jeune « épouse ». Au petit matin, Hiro dit à
Jacqueline ce qu’il allait faire. Il lui dit de l’attendre dans leur chambre tandis qu’il irait
chercher du travail. Elle lui répondit que s’il allait travailler, elle irait avec lui. Là où il irait,
elle irait aussi. Après tout, elle n’avait pas quitté le foyer de ses parents pour rester toute la
journée assise dans une chambre vide !
« Que feras-tu si je trouve du travail, » lui demanda Hiro.
« Je resterai assise à te regarder travailler », lui dit-elle.
Ils cherchèrent et cherchèrent du travail pendant longtemps. Finalement, ils trouvèrent une
entreprise qui remplissait de copra des sacs et les chargeaient sur des bateaux à destination de
la France. Ils avaient besoin de travailleurs. Hiro fut recruté et commença à travailler pour un
salaire journalier de 60 francs. Même en 1951, cela ne faisait pas beaucoup d’argent.
Jacqueline resta à l’attendre sous un arbre de l’autre côté de la route. Au moment de la pause
du déjeûner, à 11 heures, Hiro demanda à son patron de lui faire une avance de 30 francs en
lui expliquant ses problèmes. Il lui donna l’argent et Hiro alla avec Jacqueline acheter à
manger. Ils en eurent pour 5 francs. Il lui donna le reste de l’argent pour le mettre de côté.
Ils commencèrent leur vie avec rien. Pas un sou en poche.
Pendant leur vie conjugale, Hiro a
toujours été fier que son épouse sache économiser. Il dit que s’il avait épousé une femme
tahitienne, il n’aurait aujourd’hui probablement rien car les tahitiens dépensent tout ce qu’ils
gagnent sans penser à l’avenir. Les chinois, par contre, économisent tout ce qu’ils peuvent.
Dès le premier jour, Jacqueline a commencé à économiser leur argent. Parfois, elle mettait de
côté 10.000 ou 20.000 francs par semaine, et Hiro en était tellement étonné qu’il lui
demandait d’où venait cet argent. Elle l’envoyait à la banque le mettre sur leur compte.
Hiro travailla beaucoup pendant les deux premiers mois. Sa sœur vint le voir et lui dit que leur père avait envoyé un télégramme des îles. Tauapiti avait entendu parler de la situation et dit à sa femme de laisser Hiro et sa nouvelle « femme » venir vivre à la maison. Il pensait que si Hiro avait choisi cette jeune fille pour être sa femme, il devait le soutenir dans son choix. Quand Hiro voulut payer la propriétaire de la pension où ils vivaient, elle refusa en lui disant qu’il avait davantage besoin qu’elle de cet argent.
La vie au foyer parental n’était pas toujours très gaie. Il y avait toujours des tensions entre Jacqueline et sa belle mère. Mais Jacqueline restait polie. La nourriture ne variait pour ainsi dire pas et consistait essentiellement de ipo (mélange de farine et de lait de coco), de poisson, de corned-beef et de pain. C’est là un régime alimentaire typique pour les personnes originaires des Tuamotus, où les légumes ne poussent pas et où les bateaux viennent rarement livrer des aliments plus variés. Quand Tauapiti revint, il observa Hiro et Jacqueline au cours des repas pendant une semaine environ. Il prit alors Hiro à part et lui dit,
« Regarde un peu ta femme. »
Hiro répondit, « Quoi ? »
Tauapiti lui dit, « Regarde-là manger, crois-tu qu’elle est habituée à manger cette nourriture ? »
Hiro, qui n’avait que seize ans et n’avait pas un grand sens de l’observation, n’y avait pas
pensé. Pour lui, tout le monde mangeait de cette façon, c’est tout ce qu’il avait connu dans sa
vie.
Les Paumotus peuvent manger du poisson tous les jours sans s’en lasser. Tauapiti lui
dit,
« Elle a l’habitude de manger des légumes et du riz, après tout, elle est chinoise. »
Bien que la nourriture fût très différente de ce à quoi elle était habituée, Jacqueline l’avait mangée sans se plaindre. Tauapiti dit à Hiro d’aller acheter un grand sac de riz. A partir de ce jour, elle mangea du riz pendant que le reste de la maisonnée mangeait du ipo. Hiro est fier de sa femme qui a appris toute seule à cuisiner, sans l’aide de personne. Elle sait préparer des plats très variés, et a toujours su mettre de l’argent de côté. Elle est également devenue une excellente couturière, et pouvait faire une robe d’après le modèle qu’elle voyait sur une photo.
Le 20 décembre 1951, leur premier enfant vint au monde. Surnommée « Fifi », la petite fille reçut le nom de Faumea Roti Mariteragi. Une autre fille naquit un an plus tard environ mais elle mourut de dysenterie à l’âge de onze mois. Elle s’appelait Teroro Jacqueline. Elle mourut le 12 avril 1952. A cette époque, il n’y avait pas de traitement pour lutter contre la dysenterie. Ses parents l’amenèrent à l’hôpital un dimanche et elle mourut le mercredi suivant. La mort de Teroro affecta profondément Hiro. Jusqu’alors, il avait vécu comme tous les adolescents de son âge. Même s’il avait femme et enfant, il aimait toujours faire ce que les jeunes de son âge faisaient, et il ne s’impliquait pas beaucoup dans la vie familiale. Il n’aidait pas sa femme lorsqu’elle avait besoin de lui. Il dit que lorsque Teroro mourut, cela lui fit l’effet d’un coup de couteau. Il prit conscience qu’il lui fallait prendre davantage soin de sa famille, en particulier d’être plus responsable.
Au cours des dernières années de son adolescence, Hiro s’impliqua dans de nombreuses activités. Il chanta dans la chorale de l’Eglise et joua dans la fanfare qu’elle sponsorisait, voyageant dans plusieurs îles alentour pour divers concerts. Il jouait de la trompette et avait une voix de baryton. Il aimait la musique, et c’est à cette époque qu’il apprit à diriger la chorale. Le missionnaire américain qui la dirigeait rentra chez lui et il n’y avait personne pour le remplacer. Tout le monde savait que Hiro aimait chanter, et il fut choisi pour être le directeur de chœur. Il pensait qu’il s’en sortirait, et qu’il suffisait d’agiter les bras en l’air pour que ça marche. La première fois qu’il dirigea le chœur, il fit des erreurs et fit rire tout le monde. Cela le gêna tellement qu’il rentra chez lui et s’entraîna jusqu’à ce qu’il puisse diriger correctement. Depuis, il a toujours dirigé la chorale.
Au bout de deux mois environ, ils reçurent un télégramme du Président de Mission les informant qu’il venait à Takaroa pour une conférence de l’Eglise (Takaroa disposait alors d’une grande chapelle). Il devait d’abord s’arrêter à Takapoto et y rencontrer les membres. La chapelle de Takapoto était petite et avait besoin de réparations, notamment d’être repeinte. Le dimanche, Elder Conover demanda donc aux membres de venir tôt le lendemain pour repeindre la chapelle. En temps normal, ils seraient allés dans les cocoteraies pour y ramasser des noix de coco et faire du copra. Au lieu de cela, ils vinrent tous de bonne heure à la chapelle le lundi matin pour y travailler.
C’était une belle et calme journée. Ils commencèrent à peindre. Certains peignaient à l’intérieur, d’autres à l’extérieur, dont certains sur la toiture faite de tôle ondulée. Au cours de la journée, ils remarquèrent que le ciel se couvrait. Une tempête se préparait. Ils pouvaient même voir la pluie venir vers eux. Dans les îles, une averse peut aussi bien provenir d’un seul nuage que d’un ciel entièrement couvert. En principe, la pluie se déplace avec les nuages et peut survenir à tout moment. En l’occurrence, il s’agissait d’une tempête particulièrement forte. Comme elle approchait, chacun commença à crier aux autres d’arrêter de travailler et d’aller se mettre à l’abri. Les voisins, qui n’étaient pas membres de l’Eglise, disaient que la peinture allait être gâchée et dégouliner le long des parois extérieures car c’était de la peinture à l’huile. Elder Conover leur dit à tous de continuer à peindre, ajoutant qu’ils avaient offert une prière en début de journée pour être aidés à peindre la chapelle et que le Seigneur allait montrer sa réponse. Certains coururent malgré tout se mettre à l’abri tandis que d’autres, dont Hiro, restèrent à peindre sur le toit. La pluie arriva rapidement sur eux et juste au moment où elle les atteignit, elle se sépara et entoura la chapelle. Il plut partout autour de la chapelle, mais jamais sur elle ! Il y avait un rectangle parfaitement sec autour du bâtiment. Il continua à pleuvoir tout le reste de la journée et Hiro et les autres continuèrent à peindre jusqu’à ce qu’ils aient terminé leur tâche dans la soirée. Ils descendirent de la toiture et rentrèrent chez eux sous la pluie. Tout le monde vint voir ce qui s’était passé et constatèrent que les travaux de peinture étaient terminés et que la chapelle était au sec. Tous furent grandement impressionnés par ce miracle dont ils avaient été les témoins ! C’est là l’une des nombreuses expériences vécues par Hiro, et qui ont contribué à renforcer sa foi et sa confiance en Dieu.
Deux jours plus tard, Elder Conover et lui se rendirent à Takaroa pour préparer la conférence. La tempête continuait à faire rage et menaçait de se transformer en cyclone. Il était très dangereux de voyager dans de telles conditions, mais il leur fallait y aller. Le propriétaire du bateau s’appelait Hiro Tufariua. Ils regardèrent l’océan qui était démonté, offrant aux regards de grandes vagues et de l’écume blanche partout. Le vent soufflait très fort. Hiro Tufariua dit à Hiro,
« Bon, on y va ou pas ? »
Hiro regarda Elder Conover qui approuva de la tête.
« Allons-y, » dit Hiro.
Le bateau était de la taille standard des bateaux à moteur de l’époque.
Takaroa se trouve à environ 5 miles de Takapoto. Dès qu’ils se trouvèrent en pleine mer, ils
surent que ça allait être dur. Le bateau montait et descendait avec les vagues. Les creux entre
les vagues étaient si grands qu’ils ne pouvaient voir quelque chose qu’une fois à leur sommet.
Les vagues les transportaient très haut pour les faire redescendre très bas, faisant trembler
l’armature du bateau secoué de toutes parts. Les vagues se brisaient au-dessus d’eux, les
trempant jusqu’aux os. Hiro Tufariua était un expert dans son métier. Il savait très
précisément comment diriger son bateau dans une mer démontée. Il attacha une corde à la
valve des gaz et la tendit à Hiro, qui s’arc-bouta au centre du bateau. Hiro Tufariua se plaça
alors à l’avant du bateau et calcula le rythme des vagues. Il fit alors signe à Hiro chaque fois
qu’il fallait ouvrir ou fermer la valve. C’est en procédant de la sorte qu’ils arrivèrent à
Takaroa.
Quand ils arrivèrent à la passe donnant accès au lagon, ils se rendirent compte qu’il
serait difficile d’y entrer. Le quai avait été construit dans la passe, près du côté lagon de l’île.
Mais les vagues étaient si violentes qu’il leur fallait calculer avec la plus grande précision le
moment approprié pour franchir la passe sans dommage. Ils prirent le temps d’observer le
comportement des vagues, et constatèrent que l’océan serait plus calme l’espace de 5 minutes.
En effet, chaque série de vagues était suivie de 5 minutes de calme. Ils utilisèrent donc les
éléments à leur avantage, et lorsqu’une accalmie débuta, ils filèrent vers le lagon. Ils ne
purent arrimer le bateau au quai en raison du mouvement très agité de l’eau. Les vagues
faisaient gonfler l’eau jusqu’au raz du quai pour la faire redescendre presque jusqu’à sa base.
Les Tuamotus étaient parfois surnommées les « Iles Dangereuses » à cause du récif et d’autres dangers. Leurs eaux étaient également infestées de requins. Hiro se souvient qu’une fois une chèvre était morte, et qu’au lieu de l’enterrer, on l’avait jetée à l’eau depuis le quai. Cela se passait sur un autre atoll où le quai était situé côté océan. La chèvre flottait dans l’eau depuis quelques minutes à peine qu’un énorme requin était survenu qui avait pratiquement avalé la chèvre d’un seul coup. Il ne resta plus rien d’elle en un rien de temps.
Tauapiti, le papa de Hiro, n’avait pas d’emploi stable, à l’inverse de beaucoup d’autres personnes. Il faisait toutefois son possible pour gagner de l’argent. Il était principalement employé pour plonger et collecter des nacres. Il partait donc tous les ans aux Tuamotus pendant la saison des nacres pour une période de quatre mois environ, ce qui lui permettait de gagner suffisamment d’argent pour le reste de l’année. Parfois, il faisait également du copra. Le copra est de la chair de coco qu’on a fait sécher. On l’utilise pour faire de l’huile de coco destinée à la fabrication de savons, de lotions diverses et de préparations culinaires. Tauapiti tomba une fois malade suite à son travail de plongée. Il s’agissait probablement d’une pneumonie. Il avait du mal à respirer. A Tahiti, les médecins lui dirent de ne plus plonger. Tauapiti dit à Hiro qu’il leur fallait retourner aux Tuamotus car il n’y avait pas de travail pour eux à Tahiti.
Hiro était dans ses 17 ans quand ils revinrent à Takapoto. Son premier enfant, Fifi, avait environ six mois. Ils faisaient du copra et mangeait du poisson tous les jours. Au bout d’un certain temps, ils entendirent à la radio la nouvelle annonçant que la saison de plongée pour les nacres allait bientôt démarrer à Takapoto.
Tauapiti enseigna à son fils comment faire ce travail. C’était dangereux, mais Hiro apprit à bien faire ce métier. Son père voulait bien arrêter, mais il ne savait pas que faire d’autre. Plonger pour la nacre n’était pas une chose aisée. Le gouvernement n’autorisait pas les plongeurs à utiliser du matériel de plongée, car cela leur aurait donné la possibilité de récolter toutes les nacres, détruisant ainsi l’espoir d’une nouvelle saison. Les plongeurs devaient donc retenir leur respiration. Ils étaient capables de plonger à près de 40 mètres et de retenir leur respiration pendant quatre minutes. S’ils restaient trop longtemps au fond de l’eau, ils risquaient de devenir taravana, un état comparable à la folie.
Cet état est la cause du manque d’oxygène. Au début, le plongeur voit des étoiles, et ses mains et ses pieds deviennent froids et ont des fourmillements. Cela peut entraîner la paralysie, des vertiges, des pertes de mémoire et des états d’absence. Parfois, il arrivait que le plongeur ne puisse plus parler et reste dans état de rêverie. Des lésions définitives au cerveau pouvaient également survenir. Hiro fit ce travail pendant quatre saisons jusqu’au jour où après être remonté à la surface pour respirer, il ne prit pas suffisamment de temps pour se reposer avant de replonger. Il s’évanouit sous l’eau en raison d’un manque d’oxygène. Tout ce dont il se souvient est de s’être retrouvé dans la pirogue où son père, remarquant que la corde à laquelle il était attachée était détendue, l’avait ramené en tirant sur celle-ci. Il décida d’arrêter ce travail. Depuis cet incident, Hiro a des pertes de mémoires concernant le passé récent. Si son épouse lui demande d’aller au magasin acheter différents articles sans en faire la liste écrite, il oublie, une fois arrivé, pourquoi il est venu.
Quand ils partaient pour la saison de plongée, ils passaient un contrat avec un chinois pour qu’il leur prête de l’argent. En retour, il recevait les plus belles nacres. Ils achetaient toutes leurs fournitures, nourriture, matériel de construction, outils, fuel, pirogue, moteur etc …et mettaient le tout sur un bateau. Les conditions de voyage jusqu’aux Tuamotus étaient plutôt mauvaises. Les gens dormaient sur le pont. Tout le monde glissait d’un côté ou de l’autre du bateau au gré des inclinaisons de celui-ci. Et tout le monde souffrait du mal de mer et vomissait. Le voyage durait normalement plusieurs jours. Chaque fois qu’ils passaient à proximité d’une île, leur moral remontait. Dès qu’ils arrivaient, ils construisaient leur maison à l’aide de planches et de feuilles de cocotiers tressées pour les murs et la toiture, celle-ci étant parfois métallique. Quand ils partaient, ils démontaient la maison, brûlaient les feuilles et vendaient ou ramenaient chez eux le reste de leurs affaires.
Jacqueline restait à la maison et cuisinait les repas, faisait la lessive et chauffait de l’eau pour le bain de Hiro et de Tauapiti. Il n’y a pas d’eau douce sur les atolls. La seule source d’eau potable est l’eau de pluie, et à la première averse tout le monde se précipitait pour laver le linge et récupérer l’eau de pluie dans des barils positionnés à chaque coin de la maison où l’eau était censée tomber du toit. Les gens se baignaient dans la mer et se rinçaient à l’eau douce. Parfois, elle préparait des plats qu’elle vendait aux autres plongeurs. Quand, à la fin de la journée Hiro et son père avaient fini de plonger, ils rentraient et donnaient à Jacqueline dix des plus belles nacres qu’ils avaient collectées à titre de paiement pour son travail.
Les hommes effectuaient jusqu’à 40 plongées par jour. Hiro et son père partaient à six heures du matin pour revenir à la nuit tombée. Ils prenaient leur déjeuner sur la pirogue. L’un restait dans la pirogue pendant que l’autre plongeait. Ils utilisaient un panier spécial qui était lesté. Ils y déposaient les nacres, et lorsque le panier était plein, il était remonté par celui resté dans la pirogue. Ils ne voulaient pas que les autres plongeurs voient ce qu’ils avaient attrapé afin qu’ils ne viennent pas plonger au même endroit. Parfois, ils prétendaient pêcher. Les poissons attirant les requins, personne ne voulait se risquer à venir plonger dans ce secteur. Quand ils rentraient chez eux, ils étaient tellement trempés qu’ils avaient l’impression d’être imbibés d’eau. Hiro allait alors jouer au basket ou faire du jogging pour se débarrasser de cette eau. Ils transpirait tellement que l’eau sortait littéralement de sa peau. Ensuite, son père et lui rentraient prendre un bain chaud préparé par Jacqueline. Après être resté dans l’eau toute la journée, ils avaient froid.
Parfois, même fatigués, ils allaient pêcher de nuit et vendaient au petit matin le poisson aux autres plongeurs fatigués et à leurs familles.
Chaque semaine, ils amenaient quelques nacres aux commerçants pour qu’ils les pèsent. Cela permettait de payer l’avance faite par chaque commerçant. Ils vendaient le reste et envoyaient un ordre de virement à Tahiti afin que la mère de Hiro ait de quoi vivre. Le cours de la nacre était de 100 francs le kilo. Ils rangeaient les nacres côte à côte sur un mètre carré et les empilaient jusqu’à ce que la pile atteigne un mètre de haut, pour un poids d’environ une tonne. Ils récoltaient environ quinze tonnes par saison. Celle-ci terminée, ils soldaient leur compte avec les commerçants, vendaient le reste et retournaient à Tahiti. Le voyage de retour était toujours pire qu’à l’aller, le bateau étant bondé de gens, de nacres et de copra. L’odeur dégagée par la nacre et le copra rendait les gens encore plus malades. Au terme de chaque saison, Jacqueline disait à Hiro que c’était leur dernier voyage. Elle détestait ces voyages en bateau. Mais ils repartaient toujours à la saison suivante.
Après la conférence organisée par la Mission à Takaroa, Hiro reçut un télégramme de son père lui disant que la saison des nacres perlières allait bientôt s’ouvrir et de le rejoindre dès son service missionnaire terminé. De retour à Tahiti, Jacqueline lui dit que son père était déjà parti. Il lui fallut deux semaines pour se préparer. Quand il eut rejoint son père, Hiro remarqua qu’il n’avait récolté que six sacs de nacre. C’était tout ce qu’il avait pu faire, étant seul à plonger. Hiro se sentit désolé pour lui et voulut plonger dès le premier jour de son arrivée. Son père insista pour plonger mais à la fin de sa première plongée, Hiro vit qu’il ne pouvait ni parler, ni s’accrocher à la pirogue. Tauapiti ne pouvait que marmonner quelques sons et faire des gestes. Il venait d’être victime du taravana. Il fit des signes pour indiquer que l’endroit était plein de nacres. Hiro le tira dans la pirogue. Tauapiti resta là étendu, à se réchauffer au soleil. Hiro essaya de tirer le panier. C’était trop lourd à tirer. Il se cala solidement, les pieds de chaque côté de la pirogue pour avoir une meilleure prise. Quand le panier apparut, il était rempli de nacres. Hiro retourna à terre, et quand les gens les virent arriver, ils remarquèrent que Tauapiti ne les interpellait pas comme il le faisait d’habitude. En temps normal, il saluait tout le monde sur son chemin. Tous comprirent à l’instant qu’il avait le taravana. Heureusement pour lui, cela ne dura pas longtemps, et son état s’améliora le jour suivant.
Pendant le reste de l’année, Hiro travaillait à divers travaux. Il peignit des maisons pendant plusieurs années, mais ce n’était pas un emploi stable. Ils vivaient avec ses parents, sa sœur et le fils de cette dernière, son cousin Kone, l’épouse et les enfants de celui-ci, ainsi qu’avec la nièce de Kone, Tupuraa. Cela faisait beaucoup de monde.
Un jour, après avoir pris sa retraite, Hiro veut retourner vivre aux Tuamotus. La vie y est si
paisible. Qui plus est, avec le confort que donnent aujourd’hui l’énergie solaire et les
réservoirs d’eau potable, la vie y est beaucoup plus facile. Mais Jacqueline ne veut pas
retourner vivre là-bas. Elle préfère rester à Tahiti avec ses enfants et petits enfants. Peut-être
Hiro n’aura-t-il jamais l’opportunité de retourner vivre dans les Tuamotus.
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